Lise, bipolaire: « Les autres ne peuvent pas soupçonner ma face cachée »

Lise, co-fondatrice du site Tendances de Mode, a souffert d’anorexie avant d’être diagnostiquée bipolaire en 2010. Aujourd’hui, à 32 ans et après plusieurs traitements, elle mesure le chemin parcouru.

J’ai vécu mon enfance dans une sorte de maison enchantée. Avec mes cinq soeurs et mon frère -je suis la quatrième-, nous formions une grande fratrie. Mon père était kiné, ma mère prof d’Histoire, puis elle s’est arrêtée de travailler pour nous élever. Nous vivions dans un petit village du Nord-Pas-de-Calais. J’étais une enfant pleine de vie et d’imagination. Nous étions très libres, un peu coupés du monde. Notre grand-père paternel vivait avec nous. Il dégageait une force tranquille qui m’apaisait.

Quand il est décédé, à 92 ans, j’avais 11 ans. Du jour au lendemain, toutes les forces de la maison ont été chamboulées. Mon père est devenu le chef de famille, mais ça n’était pas la même chose. Au collège, ça se passait moyen. J’étais vue comme une enfant turbulente, dissipée. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait des règles. Je ne travaillais pas.

« Je me sentais extérieure à mon propre corps »

A 14 ans, en troisième, je suis sortie avec mon premier petit ami: Julien [son futur mari]. J’étais très amoureuse, mais on s’est séparés à la fin de l’année scolaire: je ne le trouvais pas assez entreprenant. En seconde, je suis partie en pension à Lille, dans un lycée qui proposait des cours de théâtre. Là, je suis tombée amoureuse d’un surveillant, Thomas*. A la fin de l’été, il m’a quittée pour quelqu’un d’autre. Cette rupture m’a brisée. Peu à peu, je me suis mise à manger moins. Je me disais: « Il ne t’a pas aimée, toi, donc maintenant il faut que tu deviennes quelqu’un d’autre. » J’ai fait trois lycées en quatre ans. Je sortais avec plein de mecs mais je ne ressentais plus rien. Je me sentais extérieure à mon propre corps.

En terminale, je suis devenue hyper anorexique. Je travaillais à fond, ça allait avec mon nouveau désir de perfection. J’avais des super notes. J’ai décroché mon Bac L, option théâtre, avec la mention Bien.

Avant d’entamer des études de droit -je souhaitais devenir commissaire-priseur-, je suis partie seule en vacances en Égypte avec mon père. Au cours de ce séjour, trois personnes sont spontanément venues me voir pour me parler de ma maladie. Ca m’a permis de mieux prendre conscience de ce qui m’arrivait. Ces vacances très douces constituent un moment charnière dans ma vie: j’avais mon père pour moi toute seule, à mon écoute, et la nourriture m’était servie dans un cadre nouveau, différent, agréable.

« J’avais l’impression que je n’étais pas montrable »

A mon retour, j’ai réintroduit plein de choses dans mon alimentation. J’ai fait deux mois de droit, puis j’ai réalisé que j’avais plutôt envie de faire de la mode. J’ai intégré Esmod à Roubaix, mais les cours ne m’intéressaient pas. Seule la troisième année d’école, centrée sur les costumes de scène, à Paris, m’a intéressée, mais je n’allais en cours qu’un jour sur deux. La moitié du temps, j’avais l’impression que je n’étais pas montrable. J’ai eu mon diplôme -ça n’était pas très dur- puis je suis partie aux Etats-Unis, à Philadelphie, en tant que jeune fille au pair, pour améliorer mon anglais. J’étais dans une famille francophone, en banlieue. Si j’avais été en France ça aurait été pareil, sauf que là, il y avait plus de bouffe. Je suis devenue boulimique. J’ai pris 15kg en six mois.

A mon retour, je ne rentrais plus dans mes fringues. Or j’avais besoin d’un boulot. Je me suis donné six mois pour retrouver un corps qui me permettrait de me sentir à nouveau montrable. Je me suis lancée dans un régime super strict, mais comme je n’étais plus anorexique, tous les trois jours, je craquais, m’enfonçant dans un cercle vicieux. J’ai quand même perdu du poids car je faisais beaucoup de sport. Au bout de six mois, je m’étais délestée de 12kg. Je me trouvais toujours moche, mais je pouvais chercher un boulot.

J’ai décroché un entretien à Lyon, chez Z, l’enseigne pour enfants. Au même moment, Julien m’a appelée. Il habitait Paris. On s’est revus et on est retombés amoureux. J’ai eu le poste, mais Julien préférait que je m’installe avec lui à Paris. J’ai accepté. J’avais 23 ans. Au bout de six mois, il m’a demandé de l’épouser. On s’est mariés, puis on a décidé de créer une marque de fringues pour enfants, Les petits zigotos. On s’est installés à Honfleur.

« Mon humeur jouait à la roulette russe »

Peu à peu, je me suis rendu compte que j’avais des accès de violence. Il m’arrivait même d’avoir envie de taper Julien. J’ai alors eu une grosse prise de conscience: alors que jusque-là, je croyais que je n’allais pas bien parce que ma vie n’était pas celle que je voulais, là, j’étais amoureuse, d’un homme qui m’aimait, je n’étais plus chez mes parents, j’exerçais un métier qui m’intéressait, bref sur le papier tout allait bien, et pourtant ça n’allait toujours pas. J’étais prise d’angoisses énormes quand quelqu’un m’invitait à dîner. Chaque matin, mon humeur jouait à la roulette russe. Je pleurais sous ma douche. Quand ça n’allait pas, je restais prostrée dans mon lit, émettant des envies de changements drastiques.

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Au début, Julien a pris ce que je disais pour argent comptant, essayant de trouver des solutions à tout. Au bout de six mois, il a compris qu’il y avait un problème. Je suis allée voir une psy à Deauville. Elle m’a prescrit de l’Effexor, un antidépresseur. Les pulsions de violence ont disparu, mais ma vie ne s’est pas vraiment améliorée. D’autant moins qu’au même moment, notre marque s’est cassé la figure.

En 2007, on a lancé notre site, Tendances de Mode. Au début, j’y écrivais trois articles par jour, tandis que Julien s’occupait de l’aspect technique et du référencement. C’était assez prenant. Au bout d’un moment, on a pu en vivre, mais au départ, ça n’était pas le cas. Au quotidien, la nourriture était un sujet compliqué. On ne mangeait pas la même chose. Julien ne pouvait rien me dire, j’étais ultra susceptible. Le moindre temps de réponse pouvait me rendre folle si je sentais une micro fissure dans son regard sur moi. Je faisais deux heures de sport par jour pour compenser mes pics de compulsions.

« On s’aimait d’un amour fusionnel, mais ça ne m’empêchait pas d’avoir régulièrement envie de sauter par la fenêtre »

C’était dur, pour l’un comme pour l’autre. On s’aimait d’un amour fusionnel, mais ça ne m’empêchait pas d’avoir régulièrement envie de sauter par la fenêtre. Je n’étais pas fiable: souvent, j’avais envie d’aller à un rendez-vous, mais il m’était physiquement impossible de m’y rendre. Des amis sont partis, lassés de mon inconstance. Cette alternance de moments d’euphorie et de déprime restaient très cachée: même ma famille n’en savait rien. En cela, c’était très différent de l’anorexie, qu’on ne peut pas ne pas voir et qui désarçonne tout le monde.

En 2010, nous avons emménagé à Paris. Sur un coup de tête, j’ai arrêté mon traitement. On s’est retrouvés aux urgences de Sainte Anne. Là, pour la première fois, une psychiatre m’a dit que j’avais des troubles de l’humeur. Elle m’a prescrit de la Depamide, un antiépileptique qui ne me soignait qu’à 30%. Je suis allée la voir toutes les semaines, mais je n’avais pas l’impression d’avancer. Elle me disait que le médicament n’aurait de l’effet qu’au bout d’un an. Six mois plus tard, elle m’a diagnostiquée bipolaire. Tout ça n’en restait pas moins flou.

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Peu après, avec Julien, nous avons décidé de partir nous installer à Vancouver. C’est l’avantage avec notre site: une connexion Internet nous suffit pour pouvoir travailler. Nous avions envie de faire un bébé. Là-bas, j’ai fait la connaissance d’une psychiatre très douce. Je lui ai parlé de mon envie d’enfant. Pour cela, il fallait que je change de traitement. Elle m’a proposé de passer au Xeroquel, un médicament révolutionnaire avec lequel je pouvais être enceinte.

Vancouver s’est révélé un cadre de vie très agréable. Peu à peu, mon corps s’est affiné. Pas parce que j’étais au régime mais parce qu’on faisait tout à pied. Au bout d’un an, j’avais l’impression d’être guérie tant mon énergie était devenue stable.

Je suis tombée enceinte. Chaque matin, j’avais la trouille que les choses changent, mais non, je continuais de bien aller. Et puis la fin de notre visa est arrivée. Je voulais accoucher au Canada pour permettre à notre enfant d’avoir la double nationalité, mais ça n’était pas possible. On est rentrés à Paris.

« Je pensais aussi que la maternité allait me faire devenir adulte »

Là, jusqu’à l’accouchement, tout s’est bien déroulé. Je me sentais fière de mon nouvel équilibre. A la naissance de Charles, je n’ai pas souffert. J’ai vécu l’accouchement comme quelque chose d’irréel. Avec le recul, je crois que j’aurais aimé que ça se passe autrement, que je ressente les choses plus intensément afin d’éprouver véritablement une sorte de passage. Je m’attendais à ce qu’une relation sacrée s’établisse immédiatement avec mon enfant, mais ça ne fut pas le cas. Je l’aimais, mais je ne ressentais aucun déversement d’amour. J’étais juste moi, avec un enfant. Je pensais aussi que la maternité allait me faire devenir adulte, me faire devenir femme. Ça ne fut pas le cas non plus. J’étais désarçonnée. Je pensais enfin pouvoir entrer dans une case, mais ça ne marchait pas comme ça.

Je n’ai pas pris de congé maternité. Julien et moi nous sommes occupés de Charles à tour de rôle. Assez vite, le sommeil haché et la fatigue ont fait ressurgir certains troubles. Les phases de mélancolie et d’angoisse sont revenues. Au bout de six mois, nous avons pu faire garder Charles, mais les oscillations n’ont fait qu’aller en s’empirant, jusqu’à ce que je retrouve tous les symptômes de ma bipolarité.

Cette maladie s’avère très différente d’une personne à l’autre. Certaines peuvent avoir des phases up ou down de plusieurs mois. Moi, à ce moment, j’avais plutôt deux jours bien, puis trois jours pas bien. Pas bien, « en bas », ça veut dire plein d’angoisses vis à vis du quotidien, la peur de ne pas y arriver, se sentir affreuse. Avoir l’impression que tout va s’effondrer, que rien n’est stable, que Julien va me quitter parce qu’il ne m’aime plus, que tout ce que je fais c’est de la merde. Des accès de boulimie, l’énergie à zéro, l’arrêt du sport. L’impossibilité de voir quelqu’un, de sortir de la maison. Avec le temps, j’ai appris à ne pas trop parler pendant ces périodes, tant je sais que ce que je pense alors est généré par des angoisses sans lien avec la réalité.

« Les gens prennent mes baisses de moral pour un manque de volonté »

Les périodes de « haut », au contraire, sont des moments de grande excitation. Je fais beaucoup de sport, mon alimentation est réduite, j’ai l’impression très agréable que je peux tout faire. Je fais plein de projets, je suis très positive. Je prends des rendez-vous, j’ai envie de voir plein de gens. Avec les autres, je suis excessivement joyeuse, enthousiaste, gentille. Les gens m’aiment beaucoup, trouvent que je vais bien. Ils ne peuvent pas soupçonner ma face cachée. Quand je leur dis, ils ont même du mal à me croire. Ils prennent mes baisses de moral pour un manque de volonté.

C’est le drame de la bipolarité: les mots qu’on utilise pour définir notre état sont les mêmes que ceux des gens normaux. Du coup, ils ne comprennent pas pourquoi, quand ça ne va pas, on n’arrive pas à se remettre en selle. Un jour, alors que je n’étais pas encore maman, l’une de mes soeurs m’a dit: « Une fois que tu auras un enfant et que tu habiteras ailleurs, ça ira mieux. » Or ça n’était pas mon environnement qui pouvait changer quelque chose à mon état. On a déménagé plusieurs fois, ça n’a jamais rien résolu.

En 2012, six mois après la naissance de Charles, je savais qu’il fallait que je revoie quelqu’un. A cause de mes oscillations d’humeur, mais aussi en raison de cauchemars récurrents. Une amie m’a conseillé une psychanalyste. La première séance s’est révélée magique. Elle m’a permis de mettre plein de choses en relation. Les séances suivantes furent moins spectaculaires, avec des ressentis aléatoires. Cette psychanalyste m’a par ailleurs indiqué un psychiatre, afin de me faire prescrire des médicaments.

J’ai tout de suite été en confiance avec ce psychiatre. Il m’a appris qu’il était normal que le Xeroquel, que je prenais depuis le Canada, ne fasse plus d’effet car c’est un médicament dont l’efficacité décroit avec le temps. Il avait envie de tenter le lithium. J’avais peur que ça me fasse grossir. Il m’a proposé d’essayer: avec le lithium, au bout de trois semaines on sait si on va grossir ou pas. J’étais tellement mal que j’ai accepté.

« J’ai l’impression d’entrer dans une nouvelle normalité, un peu grise »

Aujourd’hui, j’en suis à six mois de traitement au lithium. Ça a un peu augmenté mon appétit, mais je n’ai pas vraiment pris de poids. On attend d’avoir trouvé la juste dose pour supprimer Effexor et Xeroquel. Ça va mieux. Il n’y a quasiment plus de jours où je me retrouve dans l’incapacité de travailler. Mes moments de down sont plus courts, moins intenses. En revanche, globalement, je me sens un peu plus froide dans mon rapport aux autres. Un peu plus indifférente. J’ai arrêté d’aller discuter avec les mendiants dans la rue par exemple, chose que je faisais régulièrement avant.

J’ai l’impression d’entrer dans une nouvelle normalité, un peu grise. Je n’ai plus de phases up. Ces moments de surcroît d’énergie me manquent. Jusque-là, j’ai toujours pu compter sur des périodes de trois jours au cours desquelles je faisais plein de choses sans efforts. Quand j’ai dit ça à mon psychiatre, il m’a répondu: « Bienvenue dans la vie réelle. »

Moi, dans l’absolu, j’aurais voulu conserver mes phases hautes et ne plus avoir de phases basses. Un peu comme quelqu’un qui prend de la drogue. Mais c’est le contraire qui s’est produit.

Depuis quelques mois, j’ai l’impression de découvrir la vie comme tout le monde la voit. Sans filtre Instagram alors qu’avant, j’en avais plein. Cette capacité à m’émerveiller s’est estompée alors que je croyais qu’elle faisait partie de moi. Je me rends compte aujourd’hui que cette « extra-sensibilité » devait faire partie de mes troubles bipolaires.

« Je suis désormais capable de me demander ce que je veux au fond de moi »

Malgré cela, je ne veux pas croire que la vie réelle est moins sympa que la vie de bipolaire. J’apprécie par exemple d’avoir des phases up & down moins marquées, car cela m’aide à mieux me connaître. Avec la bipolarité, vous êtes tellement instable que vous avez du mal à savoir ce que vous pensez vraiment. Je suis désormais capable de me demander ce que je veux au fond de moi, en tant que femme, épouse, maman, en termes de projets et d’idéal de vie.

Je commence seulement à avoir certaines réponses, et ces réponses ne me plaisent pas forcément, notamment dans mon rapport aux gens. Je me découvre par exemple moins généreuse que ce que je croyais. Je sais que j’aime les autres, mais auparavant, cette générosité était exagérée. Il faut que je replace tous les curseurs, dont beaucoup étaient très hauts.

C’est aussi déstabilisant pour les autres. Je crains particulièrement que Julien n’aime pas la nouvelle Lise, qu’il la trouve moins drôle, moins surprenante. Mais au fur et à mesure, je me rends compte que ça va et que lui-même s’est apaisé. C’est moins les montagnes russes, et le fait que j’aille mieux l’autorise à plus de vulnérabilité. Les rôles s’inversent. Ça fait du bien.

*Le prénom a été changé.

Par Lise, propos recueillis par Géraldine Dormoy