Comment la déchéance de nationalité pour tous est devenue une réalité

L’Assemble nationale attaque ce vendredi l’examen de la rforme constitutionnelle, qui acte l’extension de la dchance de nationalit. Un texte dont la porte demeure trs floue, et qui va en fait concerner l’ensemble des Franais, binationaux ou pas.

Jour après jour, l’union nationale s’effrite. L’opposition s’amplifie face au projet de réforme constitutionnelle promise par François Hollande après les attentats du 13 novembre. A gauche comme à droite, le sujet divise, clive, choque parfois. L’extension de la déchéance de nationalité mesure que promoteurs et opposants qualifient depuis des semaines de « symbolique », cristallise les débats. La mesure vise à priver de sa nationalité un individu condamné pour crime ou délit terroriste.

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L’exécutif s’est pourtant creusé les méninges pour satisfaire le plus grand nombre. Pour ne pas brusquer sa majorité, il s’est refusé à citer nommément les binationaux dans la Constitution. Il a aussi confié au juge judiciaire la charge de prononcer la déchéance. Aux parlementaires de droite, il a offert un élargissement du champ d’application du texte, en intégrant certains délits, contre l’avis du Conseil d’Etat. Mais rien n’y fait. En ratissant aussi large, l’exécutif a fini par retirer de son texte de nombreuses précisions. Autant de non-dits qui entretiennent désormais le flou sur l’application de la déchéance.

Tous les Français concernés

Le 6 janvier, Manuel Valls était extrêmement clair. Il n’était alors tout simplement pas envisageable que les Français n’ayant qu’une nationalité risquent la déchéance. Dans un entretien accordé à la chaîne BFMTV, le Premier ministre justifiait ainsi cette position: « Cela n’est pas possible. Cela ne serait pas conforme à l’image, ni aux valeurs, ni surtout aux engagements internationaux de la France. »

Près d’un mois plus tard, Manuel Valls a fait l’impasse sur ces valeurs. Il vient de le reconnaître ce vendredi à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre avait fait savoir dès mercredi aux députés socialistes que ni la Constitution, ni la loi ordinaire d’application ne mentionneront les binationaux. L’information a été confirmée jeudi à L’Express par un député présent à cette réunion. Il s’agissait d’une condition imposée par de nombreux députés de gauche, qui refusent de voir consacré dans la loi fondamentale un traitement différencié des Français, selon qu’ils aient ou non plusieurs nationalités.

Pour protéger les « mono-nationaux » de la déchéance, Manuel Valls assurait le 27 janvier que la France allait ratifier la convention de l’ONU signée le 30 août 1961, sur « la réduction des cas d’apatridie ». En effet, l’article 8 dit clairement que « les Etats contractants ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride » [premier encadré, NDLR].

Mais le même article prévoit également un régime d’exception [deuxième encadré, NDLR]. Si la France le souhaite, rien ne l’empêche, pour prendre l’exemple qui fait débat en ce moment, de déchoir de sa nationalité tout individu « ayant eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts de l’Etat ». Une seule condition: que le pays le fasse savoir au moment de la signature, de la ratification ou de l’adhésion.

L'article 8 de la convention signée le 30 août 1961 à New-York.

L’article 8 de la convention signée le 30 août 1961 à New-York.

UNHCR

Et c’est exactement ce que le gouvernement a fait, en se laissant la possibilité d’user de ce régime d’exception. Voici un extrait de sa déclaration de l’époque.

La déclaration de la France lors de la signature de la convention.

La déclaration de la France lors de la signature de la convention.

UNHCR

Les juges seront donc parfaitement en mesure de déchoir tout Français de sa nationalité, qu’il soit ou non binational. Voilà sans doute pourquoi Stéphane Le Foll, porte-parole du gouvernement, s’est montré aussi irrité face aux questions des journalistes à l’issue du Conseil des ministres mercredi.

Le terrorisme, mais pas seulement

La révision constitutionnelle doit être complétée et précisée par une loi ordinaire très attendue, puisque c’est elle qui va définir les crimes et les délits concernés par la sanction. Et sur ce point aussi, le gouvernement a fini par étendre les motifs de sanction.

La déchéance va punir les actes attentatoires « aux intérêts fondamentaux de la nation ». Un concept auquel le code pénal consacre aujourd’hui un livre entier, et qui ne porte pas uniquement sur le terrorisme. Il est d’ailleurs probable que le gouvernement ne se contente pas des crimes et délits terroristes, puisque Manuel Valls a aussi parlé devant les parlementaires chargés d’étudier le texte les actes d’espionnage et de trahison.

Reste que pour le moment, on ne sait rien ou presque de cette fameuse liste. Le 27 décembre, le Conseil d’Etat avait affirmé son opposition à l’inclusion des délits dans le projet de réforme. Les Sages évoquaient alors un risque de disproportion entre les faits reprochés et la peine prononcée par le juge pénal, à savoir une possible déchéance. La semaine dernière, un conseiller à Matignon citait également à L’Express la question de la complicité. « Pour les délits, cela risque de poser des soucis au juge, commente pour L’Express Didier Rebut, professeur à l’université de Paris II-Panthéon Assas. Prenez l’exemple du logeur de Saint-Denis. On peut imaginer des qualifications différentes, en fonction de son degré de connaissance des actes commis. Il peut être condamné pour complicité ou pour recel de malfaiteurs. Cela change beaucoup de choses. »

« On ouvre une boite de Pandore »

Ce sera donc au juge de décider si oui ou non, un individu peut devenir apatride. « Un gage d’indépendance dans le cadre de la séparation entre le judiciaire et l’exécutif », analyse Didier Rebut. Mais le gouvernement est tout de même en train de faire peser sur le juge une lourde responsabilité. Que fera-t-on en effet d’individus devenus apatrides? « C’est là que l’article 13 de la convention européenne des droits de l’homme entre en jeu, explique le spécialiste. Ce sera difficile de les expulser du territoire français. L’argument est tout aussi valable pour certains binationaux, puisque la France a l’interdiction d’expulser un individu dans un pays s’il risque la torture, un traitement dégradant, voire une exécution. »

Que dire, enfin, du choix fait par le gouvernement d’avoir laissé à la loi le soin d’établir le cadre de la déchéance, sans autre garantie? Un exécutif futur pourrait-il élargir sensiblement son champ d’application? « A force de vouloir être le plus large possible, pour ne pas tomber dans la stigmatisation, on ouvre une boîte de Pandore, déplore Didier Rebut. Une simple loi pourrait permettre de faire basculer de nouvelles infractions sur le terrain de la déchéance. La base du droit international, c’est l’Etat-nation. A partir de là, la nationalité devient le fondement même du bénéfice des droits individuels. Etre privé de nationalité, c’est une sanction très grave, marqué du sceau de périodes très sombres. Les nazis ont par exemple créé des apatrides en quantité. » Le débat sur la déchéance n’est jamais très loin du point Godwin.