Au sommet Lesbians who tech, trois femmes ont témoigné de ce type de cyberharcèlement. Un phénomène « systémique », face auquel il existe toujours peu de solutions concrètes.
Dans les sous-sols des locaux parisiens de Google ce vendredi, des dizaines de femmes. Face à elles, sur la scène, Mx Cordélia, Charlotte Thiounn, Wissale Achargui prennent place. On tend un micro à la première. « Est-ce que tu t’étais préparée au cyberharcèlement, toi? » lui demande-t-on.
« C’est devenu assez inévitable »
Les trois intervenantes sont venues au sommet Lesbians who tech (le premier du genre à Paris), pour parler d’un sujet qu’elles connaissent trop bien. En tant que femmes, personnes LGBTQ ou personnes de couleur, elles ont toutes, un jour ou l’autre, été victimes de harcèlement sur internet. Et à en croire les chuchotements qui parcourent l’assistance de temps à autres, elles ne sont pas les seules.
« C’est devenu assez inévitable, en fait », confirme Wissale Achargui, membre du collectif Féministes vs cyberharcèlement. On a souvent l’image -parce que c’est celle qui est normalement véhiculée dans les médias et ailleurs- d’événements sensationnels, de quelque chose d’unique, qui sort de l’ordinaire. Quelque chose qui s’est passé parce que des gens ont pété un câble, parce qu’ils étaient dans un environnement où ça n’allait pas à un instant ‘t’. Ce qu’on oublie de dire, c’est que ce n’est pas que ça. Le cyberharcèlement, c’est aussi un phénomène redondant, systémique, qui vise quotidiennement les femmes, les personnes racisées ou LGBT. »
À sa gauche, Cordélia, alias Princ(ess)e LGBT sur YouTube, acquiesce. « Moi, je reçois environ 20 ou 30 messages d’insultes par semaine. C’est des ‘on va te brûler’, ‘espèce de dégénérée’, des ‘PD’, ‘putes’, des réflexions sexuelles déplacées. Leur préféré, ça reste de me traiter de ‘décadence occidentale' ». Les commentaires sous ses vidéos sont violents, et ne s’arrêtent pas au virtuel. « On commence à me reconnaître un peu dans la rue, explique celle qui compte déjà 15 000 abonnés, et parfois, je ne sais pas trop qui j’ai en face de moi, et je me fais de petites frayeurs ».
LIRE AUSSI>> La gameuse Kayane harcelée par un fan: « il me suivait dans tous mes déplacements »
2000 commentaires haineux par semaine
En dépit de la gravité des événements, Cordélia tente, émue, de dédramatiser. « Je m’y attendais, après… J’avais vu ce qui arrivait à d’autres meufs, je m’y étais préparée. Mais ça va, je ne me plains pas moi, j’ai plutôt de la chance. J’ai des amies qui peuvent recevoir jusqu’à 2000 commentaires déplacés en l’espace de seulement quelques jours. » Selon la youtubeuse, certaines auraient ensuite fait des dépressions. « Ça bouffe », admet-elle presque timidement. Le harcèlement est d’autant plus compliqué à subir qu’il reste bien souvent incompris. Chez les proches, mais aussi chez « les flics ».
« Quand tu vas essayer de les voir, s’ils ne te rient pas au nez en refusant de prendre ta plainte [ce qui est illégal] ou même ta main courante, tu as bien de la chance », reconnaît Cordélia.
Wissale Achargui raconte que parfois, il arrive que des policiers ne connaissent même pas le réseau social qui pose problème. Pour elle, ce retard est d’autant plus grave que « ça demande déjà beaucoup de courage et de force psychologique pour se déplacer au commissariat et en parler. »
Des textes de lois « toujours insuffisants »
C’est d’ailleurs pour cela que celle qui se définit comme « afro-féministe intersectionnelle » a monté avec d’autres femmes le collectif Féministes vs cyberharcèlement, début 2016. Et depuis, l’étudiante en histoire et arabe raconte avoir reçu des dizaines d’appels à l’aide. « Souvent, ce sont des jeunes filles, de 14, 15 ou 16 ans. Elles nous racontent être victimes de cyberviolence, ou de revenge porn, ou encore [victimes de diffusion] de photos d’elles dénudées sur internet. » À ces victimes, Wissale Achargui propose l’aide d’un psychologue, et liste des textes de lois « en progrès, mais toujours largement insuffisants. »
Les textes législatifs ne précisent pas qui l’on peut poursuivre pour cyberharcèlement: est-ce la personne qui a posté le premier message déclenchant une vague de commentaires? Les 2000 autres harceleurs? Ou uniquement ceux qui ont envoyé plusieurs insultes? Des menaces? Ensuite, vient la question des preuves. Comme l’explique Charlotte Thiounn, du hackerspace féministe et LGBT Reset, « les captures d’écran, bien souvent, ça ne sert à rien […] Ça n’a pas de valeur juridique. »
« Ou alors, note Princ(ess)e LGBT, il faut les faire prendre par un notaire ou un huissier. Et il vaut mieux être riche: ça coûte environ 500 euros, puis 100 euros par capture. »
Dans le public, quelques rires sarcastiques et soupirs résonnent. « Il existe d’autres outils, reprend Charlotte Thiounn, comme Tweet save, qui permet de conserver l’URL du compte utilisateur associée à un commentaire, même s’il est supprimé. Sinon, il y a des logiciels qui enregistrent toute la page web. C’est juridiquement valable. Mais c’est aussi payant… »
Signaler les contenus est souvent inutile
Que faire alors? Signaler les contenus? « On a parfois été plusieurs centaines à signaler un même commentaire ou une même photo, et rien ne s’est passé, regrette Wissale Achargui. Il faudrait que les réseaux sociaux fassent quelque chose. Mais pour l’instant, ils y mettent plutôt de la mauvaise volonté. » Ces sites sont régulièrement accusés de laisser passer des campagnes de cyberharcèlement. Certes, des efforts ont été faits d’un point de vue technique. Facebook, par exemple, a accentué sa lutte contre le revenge porn.
LIRE AUSSI>> Facebook, Twitter et YouTube plus vigilants face aux propos haineux
Quelques « victoires » sont aussi à dénombrer, à l’image de la suppression par YouTube des vidéos de Raptor Dissident, un vidéaste accusé d’avoir incité à harceler la comédienne Marion Seclin. Mais comme bien souvent, ce même exemple est aussi révélateur de l’inaction d’autres plateformes… Car sur Twitter, Marion Seclin a continué à se faire insulter des semaines, voire des mois après la vidéo à l’origine de son lynchage verbal.
« Clairement, c’est des réseaux sociaux qu’on attend le plus de changements », assure d’un ton déterminé Wissale Achargui. « Sans compter que même si c’était efficace, renchérit Charlotte Thiounn, c’est un vrai parcours du combattant que de demander par exemple la suppression d’une photo sur un réseau social. Sur Twitter, il y a tout un tas d’étapes à passer, comme photocopier son passeport… Franchement, quand il s’agit de très jeunes filles qui se retrouvent avec des images pédopornographiques d’elles postées, vous imaginez bien que ce n’est pas évident de se plier à ce genre de règles. »
« Ça ne peut pas s’améliorer »
D’autres solutions existent pour tenter de se protéger. En parler, d’abord, « ne pas hésiter à se couper des réseaux sociaux si nécessaire », masquer les profils des harceleurs. En amont, l’on peut aussi prendre quelques précautions techniques, comme des mots de passe bien sécurisés pour ne pas se faire pirater son compte, une attention particulière aux données que l’on laisse sur internet (parfois l’adresse sur les Pages jaunes, ou le numéro de téléphone sur un CV en ligne).
Sur YouTube, Cordélia a aussi fait le choix des « listes noires », qui lui permettent de supprimer de manière automatique certains commentaires, grâce à l’identification de mots-clés. « Bon ça demande de les mettre à jour tout le temps, concède-t-elle, parce que ceux qui viennent m’insulter inventent toujours de nouvelles fautes d’orthographe. » D’autres de ses connaissances ont tout bonnement supprimé l’espace commentaire. Mais pour elle, pas question: « c’est aussi un lieu où on s’échange des témoignages, ou les gens se soutiennent… », estime la vidéaste.
Comme les autres intervenantes, elle ne cache pas son pessimisme. « Je me prépare toujours à pire, admet-elle. Quand on voit comme ça avance sur le sujet, je me dis que ça ne peut pas s’améliorer. Bientôt, j’aurais sans doute des centaines de commentaires me traitant de ‘sale gouine’ sous mes vidéos. Et je ne pourrais pas y faire grand chose. »