Depuis dix mois, la veuve de Robert Louis-Dreyfus rgne, entoure d’une garde rapproche, sur un empire tentaculaire qui s’tend jusqu’au club marseillais. Cette jeune femme d’origine russe est la nouvelle attraction du monde des affaires. Destin d’hritire.
« Mar-ga-ri-ta ! » Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, n’est pas le dernier à se précipiter, ce 15 mai, dans les bras de celle que toute une ville et le monde du football courtisent et observent. Hier effacée, la veuve de Robert Louis-Dreyfus, l’époux milliardaire qui signait des chèques comme des autographes pour ce club dont elle a subitement hérité, un jour de juillet 2009, est aujourd’hui devenue une figure de premier plan de la cité phocéenne.
Alors que la Canebière fête son titre de champion de France, c’est elle que l’on s’en va saluer avec ostentation dans les salons privés du Stade Vélodrome, sans que personne parvienne à déchiffrer ce qu’il y a derrière les sourires de cette richissime héritière. Sans que l’on sache si cette passion des affaires que lui a inoculée « RLD » s’accompagne chez elle du même tempérament de mécène…
Quelques jours auparavant, à Saint-Germain-en-Laye, dans le salon de la demeure familiale, un bel hôtel particulier entouré d’un parc dominant Paris, Margarita épluchait le courrier de l’OM en compagnie de Vincent Labrune, président du conseil de surveillance du club. Plusieurs factures sonnantes et trébuchantes, un contrat de parrainage, la lettre d’un agent de joueur réclamant quelques millions d’euros…
Le tout-venant pour celle qui semblait vouloir expédier ces bricoles au plus vite. « Qu’en penses-tu, Vincent ? » La voix est posée, l’accent russe prononcé, les mains vibrionnantes. Sous la crinière blonde, le regard est vif. Le ton policé ne parvient pas à effacer la détermination qui se dégage de celle que Marseille a baptisée la « tsarine ».
En l’espace de quelques instants, les affaires courantes du club phocéen sont expédiées : l’intéressée a la tête ailleurs. Arrivée de Zurich il y a quelques heures au volant d’un break BMW, elle s’était précipitée à l’hôpital américain de Neuilly, au chevet de sa belle-mère, Jeanne Louis-Dreyfus, 97 ans, qui venait de se briser la clavicule.
Le soir même, elle devait repartir en direction de son antre suisse, évoquant des « réunions urgentes ». Zurich, là où un petit cercle de conseillers et d’avocats, hérités de l’ère « RLD », ainsi qu’une pile de parapheurs, l’attend : ses vraies affaires, sa nouvelle vie.
Et quel destin ! Celui d’une mère de famille parachutée à la tête d’une multinationale spécialisée dans le négoce de matières premières. Un groupe tentaculaire (48 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2008), dont elle apprend, jour après jour, à décrypter les arcanes.
Mais à qui d’autre que Margarita, sa seule et unique confidente, Robert Louis-Dreyfus aurait-il pu confier l’avenir de la maison ? Si la cause semble entendue aujourd’hui, si personne ne se risque à remettre en question sa présence à la tête du vénérable conglomérat qui place la famille Louis-Dreyfus parmi les toutes premières fortunes privées européennes, les responsabilités dont la jeune femme a hérité, il y aura un an en juillet prochain, restent pourtant le fruit insensé d’un hasard et d’un calvaire.
Le hasard. Née à Saint-Pétersbourg dans une famille modeste – élevée, après le divorce de ses parents, alors qu’elle n’a que 6 ans, par son grand-père, chimiste dans une petite entreprise d’Etat – Margarita intègre, à 18 ans, une société d’import-export suisse.
C’est à la fin des années 1980 qu’elle rencontre dans un avion, entre Londres et Zurich, Robert Louis-Dreyfus, l’héritier d’une dynastie de riches commerçants, fondée par Léopold, son arrière-grand-père, en 1851.
Silhouette de catcheur et sourire enjôleur, cet agnostique, diplômé de Harvard, ancien boxeur, fils d’un père juif et d’une mère catholique, tombe immédiatement sous le charme de la jeune femme, qu’il séduit en lui montrant des photos de… son chien.
Le 15 mai 1992, Margarita Bogdanova épousera cet étrange milliardaire qui fuyait les seigneurs de l’argent, se moquait des étiquettes et se tenait à l’écart de tout : des barons du Medef, des tartarins du Fouquet’s et des locataires du CAC 40.
Effacé et secret, RLD, qui avait pour autres habitudes de donner ses conférences de presse en chaussettes et de fumer des « barreaux de chaise », cultivait l’image d’un funambule surdoué de la finance, préférant jongler avec ses milliards dans le secret de ses bureaux zurichois, entouré des siens, plutôt que s’afficher aux côtés du gotha de Wall Street.
Mais quel étrange attelage que ce Gatsby des affaires et cette jeune Slave ! L’ours et la poupée de fer. Le capitaine d’industrie taiseux et la blonde volcanique. Le premier lui a livré les secrets et les clefs de son groupe. La seconde lui a juré fidélité et donné trois fils, Eric, Maurice et Kirill.
Mais l’ascension de Margarita s’est faite aussi autour d’un lit de souffrance. Durant plus de deux ans, la jeune femme a veillé celui qui, atteint d’une leucémie depuis le milieu des années 1990, s’est découvert à l’été 2007 un virus rarissime, le JC : une saleté sur laquelle la médecine n’a pas de prise.
Alors que, perclus de douleurs, Robert Louis-Dreyfus aurait dû vivre quelques semaines, il tiendra vingt-quatre mois. Repoussant toute idée de la mort, l’homme d’affaires consultera, en vain, les plus grandes sommités du corps médical, tandis qu’effaçant ses angoisses Margarita passera des nuits entières, rivée à son ordinateur, pistant sans relâche les moindres avancées sur cette étrange maladie.
En octobre 2007, ce qui était une lente agonie prend un tour fulgurant : de retour d’un exténuant séjour en Chine – son dernier voyage – Robert Louis-Dreyfus est un fantôme. Au bas de la passerelle de son jet, qui atterrit à Zurich, l’industriel n’est plus qu’un pantin accroché au bras de celle qu’il a secrètement intronisée au bas d’un document testamentaire, alors encore confidentiel.
« Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi courageux et résistant » : campée debout face au lac de Zurich, dont l’eau vient lécher les marches d’une somptueuse villa de marbre et de granit, Margarita revit cette période. Sur les murs, ou posés à même une console, les souvenirs de celui qui hante les lieux : photos, autoportraits, dédicaces…
C’est ici que, durant des mois, RLD a préparé cette épouse à l’indicible. C’est dans ce salon que le plus discret des grands capitalistes a formé, jour après jour, celle qui a dû se plonger dans les dédales de la plus vaste « ferme » du monde, dans les coulisses de l’une des multinationales les plus secrètes du globe.
Car le groupe Louis-Dreyfus est l’un des géants mondiaux du négoce de matières premières agricoles. Sucre, éthanol, coton, café, soja, blé, riz, oléagineux… ces denrées constituent 60 % de l’activité d’un empire labyrinthique – hier présent dans l’énergie et les télécoms, aujourd’hui dans l’immobilier et, bien sûr, dans l’OM.
Afin d’en assurer la pérennité, RLD a décidé, dès 2006, de mettre en place une société holding, dont il a pris plus tard le contrôle. Le 29 juin 2007, épaulé par la banque Lazard, il propose aux sept autres actionnaires du groupe – tous membres du clan familial, frères, soeurs, cousins – le rachat de 70 % du capital.
Dans la foulée, il crée une fondation qui détient aujourd’hui 100 % de sa participation. Désormais seul maître à bord, Robert Louis-Dreyfus organise dans le même temps sa succession. Il installe en bonne place, au sein de cette fondation, trois de ses proches, dont son épouse.
Margarita à la barre et ses trois fils sur la dunette, la scène est inédite. Un siècle et demi après la mort de Léopold, c’est une femme venue du froid qui s’impose à la tête de l’empire. « Il y avait un taulier, il y a désormais une taulière, résume, admiratif, Jean-Pierre Bechter, et vous verrez, dit-il, qu’elle sera au rendez-vous de son histoire personnelle. »
Ce fidèle de Serge Dassault, administrateur du Figaro, est, avec le directeur de l’Opéra de Saint-Pétersbourg, Valery Guerguiev (un intime de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev), l’industriel François Pinault ou le président de la Fédération internationale de football, Joseph Blatter, de ceux qui l’ont prise sous leur aile. Le patron de la Fifa confie ainsi avoir toujours été « impressionné, non seulement par la mère de famille, mais également par la femme d’affaires devenue le porte-bonheur de l’OM ».
La « tsarine » peut également compter, en Suisse, sur le précieux soutien d’une phalange de juristes fidèles à la mémoire de RLD, dont ses deux exécuteurs testamentaires, Martin Foster et Hunger Buehler. Ils la protègent, notamment, des multiples cabinets et officines (avocats d’affaires, conseillers divers et margoulins) qui rôdent, alléchés par l’odeur du pactole.
Et puis il y a les « hommes du président ». Ceux qui composaient hier sa garde rapprochée et qui entourent aujourd’hui l’héritière : Jacques Veyrat et Vincent Labrune. Polytechnicien brillant, le premier dirige le conglomérat. C’est l’indispensable disque dur du groupe. Ce proche d’Alain Minc, dont le nom circula pour la présidence de France Télécom, connaît tout de l’entreprise. Le second fut le « petit frère de Robert », selon les propres mots de Margarita.
Habile et véloce, cet ancien communicant de Jean-Luc Delarue et du boxeur Brahim Asloum s’est vu remettre un matin par RLD les clefs de l’Olympique de Marseille, un club sur lequel il a désormais la haute main. Là aussi, un destin impensable pour ce jeune quadra à qui la veuve de Robert Louis-Dreyfus donna pour seule feuille de route, à la mort de ce dernier : « On continue, mais tu te débrouilles. » Pas si mal.
Mais, pour l’heure, c’est sur un autre terrain, autour d’un autre tapis vert, celui du conseil d’administration du groupe, que se joue la partie la plus rude.
Depuis quelques mois, Margarita s’emploie à sanctuariser un empire qu’elle entend pérenniser pour sa descendance, en veillant à ce que rien ne bouge, ni ses statuts ni son caractère familial : la fameuse promesse faite à Robert sur son lit de mort… Celle qui s’est déjà bâti un prénom doit maintenant se construire des initiales : MLD. Le travail a commencé. Au burin.